19 décembre 2010

Félixeries…

« Je suis pour l’amélioration de mon sort, pour que chacun mange à sa faim, pour la punition des abus, la réforme des lois trop vieilles, pour des visions nettes et des dirigeants éclairés, pour les vastes projets, l’instruction gratuite, l’abolition de la guerre et de la peine de mort, mais même si je ne suis pas tout à fait heureux de la place que j’ai au soleil, même si je trouve injuste vingt jours de vacances par année, même si ma petite réserve d’argent diminue, même si je me fais jouer (encore la semaine dernière, un confrère a eu le grade qui me revenait), eh bien moi, homme de cinquante ans, je remercie de vivre et c’est fini les regrets qui font des trous dans mes nuits comme les mites mangent les habits, fini, plus de regrets, et jamais plus. Je l’ai écrit sur un grand papier au-dessus de mon bureau. « Plus de regrets. » Quoi? Passer mon temps à regretter des bêtises? J’ai découvert autre chose : je fume, mon père vit, j’ai un enfant, j’ai un rasoir électrique, un chien et de bonnes jambes, c’est merveilleux. J’étudie la science de trouver beau une tasse, une cuiller, une étoffe, un fruit. Non, je n’exagère pas, assez de technique du suicide et de technique de mort, on en a assez parlé… il faut s’y mettre tous et déterrer les mots magnifiques qu’on a cachés pendant les époques affreuses : grandeur, travail, honneur, oh, mais que vivre a du bon, si j’apprenais que demain je reste au lit pour mourir, je me jetterais à genoux devant le petit filet d’air que je respire en ce moment et je demanderais au bon Dieu de ne pas le couper tout de suite. » Puis il partit, cet exalté, dont je savais que les affaires n’allaient pas bien, ni dans son ménage, ni dans son travail. Après avoir dit ces mensonges, il s’en alla dans l’allée sur ses vieilles bottines. Et je me suis dit : « Il a peut-être raison. » C’est pourquoi j’ai rapporté ses paroles.

Félix Leclerc, Le calepin d’un flâneur

Lo x

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